Encart Monde 15 mai 2020

Quelle architecture pour l’hôpital de demain ?

La crise sanitaire a mis en lumière l’inadaptation des espaces dans les établissements de santé,
problématique sur laquelle travaillent plusieurs agences.

Les hôpitaux français n’étaient pas préparés au coronavirus. Le plan blanc, conçu pour répondre à des crises sanitaires majeures, attaques terroristes, ou bactériologiques, n’avait pas intégré la possibilité d’un afflux si massif de patients en réanimation, pour des séjours longs qui plus est. Relayés au pic de l’épidémie par les évacuations sanitaires organisées par les agences régionales de santé, et par l’armée qui, à Mulhouse par exemple, a installé un hôpital de campagne dans des tentes, les hôpitaux ont fait face. Au jour le jour, ils se sont réorganisés, réaffectant des services entiers à la réanimation des malades, reconfigurant leurs services d’urgences pour isoler les patients atteints du Covid-19, doublant la capacité des chambres lorsqu’elles le permettaient…
A la lumière de cette crise, les établissements hospitaliers ont révélé leur capacité d’adaptation, autant que leurs faiblesses structurelles. « On a tous compris que la gestion de cette crise passait par la gestion de l’espace, résume Véronique Toussaint, responsable de l’agence d’architecture BBG, spécialisée dans le secteur hospitalier. Que ce soit au niveau de la ville, de son logement, des commerces de proximité, on a besoin de gérer l’espace différemment. Ça vaut aussi pour les hôpitaux. »
Seulement, l’espace, dans les hôpitaux, c’est justement ce qui fait défaut.

Véronique Toussaint, responsable de l’agence BBG : « Il faut se battre de plus en plus pour obtenir des lieux de transition, des zones d’attente, un salon »

Régi par l’Eglise à l’origine, l’hôpital avait vocation, dès le VIe siècle, à accueillir les indigents. A la fin du XVIIIe siècle, il devient atelier du médecin, puis usine à soins avec l’avènement de la médecine moderne, après la seconde guerre mondiale et avec le règne des ingénieurs et des logisticiens. Depuis, on est passé à l’hôpital-entreprise, au régime de l’efficacité économique et de la compression des coûts, avec en ligne de mire l’hôpital numérique et intelligent… Le ratio de surface qui impose un minimum d’espace de circulation par rapport à un maximum de surface utile est devenu l’alpha et l’oméga des programmes.

Grand plan d’investissement

« Il faut se battre de plus en plus pour obtenir des espaces de transition, des zones d’attente, un salon, poursuit Véronique Toussaint. Cette crise montre pourtant à quel point ils auraient été nécessaires pour gérer la distanciation, les sas, l’accueil… On peut établir un parallèle avec la tuberculose. Cette maladie infectieuse, hypercontagieuse, qui imposait de longues périodes d’hospitalisation, a engendré en son temps les sanatoriums, dotés de grandes terrasses ouvertes sur paysages. Les patients étaient là pour plusieurs semaines voire plusieurs mois, et l’architecture participait au soin. »
Le grand plan d’investissement pour l’hôpital promis par Emmanuel Macron le 25 mars permettra-t-il de s’affranchir de ce sacro-saint ratio de surface ? Les architectes rappellent que le coût de construction des hôpitaux ne représente que quelques années de leur coût de fonctionnement, et qu’à ce titre, un mauvais ratio peut s’avérer contre-productif sur le long terme. Des couloirs trop étroits pour permettre aux lits de circuler, qui imposent de transporter les patients sur des brancards, obligent par exemple à recruter plus de brancardiers.

L’accroissement de l’espace hospitalier est au coeur de ce que Matthieu Sibé appelle « l’hôpital “aimant” », un programme de réhumanisation de l’hôpital pensé notamment pour stopper l’hémorragie des professionnels de santé vers le privé en imaginant des lieux de travail agréables pour les soignants, dont le bien-être rejaillirait sur la qualité de soins. Maître de conférences en sciences de gestion à l’Institut de santé publique, d’épidémiologie et de développement de l’université de Bordeaux, il préconise pour y arriver un travail sur la lumière, l’acoustique, l’ergonomie des circulations, le design des chambres, mais aussi la construction d’espaces spécifiques consacrés aux tâches demandant de la concentration, à la détente des soignants, à la garde de leurs enfants…

Hypertechnicité des programmes

Autant de principes dont s’est inspirée l’agence Architecture Studio pour le CHU qu’elle construit actuellement à Pointe-à-Pitre, en Guadeloupe. Situé en zone tropicale, confronté à des crises sanitaires récurrentes (dengue, chikungunya, zika…), isolé dans sa zone, cet hôpital aurait été idéalement armé pour le coronavirus : 25 % de lits de soins critiques ; des chambres classiques à un lit équipées de branchements pour la réanimation, suffisamment grandes pour pouvoir se dédoubler en cas de besoin ; l’installation de branchements sur le parking situé devant les urgences qui permet de transformer la zone en unité de soins critiques ; une « unité cocon de crise », espace sanctuarisé équipé de toutes les alimentations, postes de soins, réserves de base, et capable d’accueillir une vingtaine de lits supplémentaires… Cet équipement de pointe n’a pas empêché le programmiste et les architectes de multiplier les espaces de détente pour le personnel hospitalier – salles de sport, de yoga, salle de garde dévolue à la convivialité pour les médecins et internes, restaurant « le moins médicalisé possible ».

Des couloirs trop étroits pour permettre aux lits de circuler, qui
imposent de transporter les patients sur des brancards, obligent à recruter plus de brancardiers

Pour le campus de santé publique qu’il développe au Qatar, Reinier De Graaf, architecte associé au sein de l’agence OMA de Rem Koolhaas, dispose, lui, d’un luxe de moyens et d’espace rare. Si la notion d’autonomie, primordiale dans ce pays soumis à un blocus, a conduit à créer une ferme sur place et une unité de production de produits pharmaceutiques, le bien-être et l’hospitalité sont aussi au centre de sa réflexion. « Dans le monde islamique, de nombreux hôpitaux étaient également des fermes. C’étaient aussi des lieux où l’on jouait de la musique, où toutes sortes d’activités avaient lieu.
Alors qu’en Europe, à part un clown qui vient une fois de temps en temps, il n’y a rien de tel. »
Essentiellement déterminée par sa fonction, par la massivité et l’hypertechnicité des programmes, l’architecture des hôpitaux n’offre pas le luxe d’un geste architectural fort. Quel que soit l’espace disponible, elle est d’abord jugée à sa capacité à optimiser les flux et l’organisation du travail tout en maximisant l’arrivée de lumière naturelle dans les chambres et les espaces de travail. Et plus encore à la souplesse et la capacité d’adaptation qu’elle offre aux établissements. La rapidité des progrès de la médecine est devenue telle, à partir des années 1960, que les hôpitaux, dont la gestation dure parfois dix ans, voire plus, courent le risque d’être déjà dépassés au moment de leur livraison.

« Une capacité humaine »

Pour répondre à cet impératif de souplesse et d’adaptabilité, Jérôme Brunet a développé, avec son agence Brunet Saunier, le concept de « monospace & simplexité », qui conduit à concevoir l’hôpital comme « un espace homogène, relativement neutre, où l’on peut déployer toutes les fonctions où on veut et quand on veut. Dans le contexte actuel, où la technique prend de plus en plus le pas sur le résidentiel, il faut que ces deux activités puissent partager le même espace – et non pas isoler, comme ça a longtemps été le cas, le plateau technique d’un côté et de l’autre des bâtiments d’hébergement avec couloir central, des chambres de part et d’autre ».
Chez Architecture Studio, au contraire, Laurent-Marc Fisher défend un modèle d’hôpital fractionné.
« Sans retomber dans le pavillonnaire du XIXe siècle, en déployant des passerelles entre les bâtiments, ça redonne une capacité humaine à l’hôpital. » Selon lui, ce modèle répondrait mieux, en outre, aux problématiques sanitaires actuelles, « qu’elles soient liées aux bactéries multirésistantes, compliquées à traiter, ou aux épidémies ». Ainsi qu’à la demande de plus en plus forte de réintégration de l’hôpital dans la cité, de création d’un véritable urbanisme de santé, plus accessible, plus connecté à la médecine de ville.


Isabelle Regnier

Le Monde – 15 mai 2020